La modernité



La modernité


 

Qu'est-ce que la modernité? un mot vague, aux acceptions multiples? une nébuleuse?
Peut-être. Mais ce pourrait être aussi un fil conducteur dans la compréhension de notre monde d'aujourd'hui. A condition de savoir de quoi l'on parle.
Reportons-nous à l'histoire. Classiquement les historiens, quand ils abordent le XVIème siècle, y voient le début des "Temps Modernes". La modernité, ce pourrait donc d'abord être pour nous ce grand mouvement de l'esprit que l'on vit émerger alors, à la fois par l'affirmation de l'autonomie de l'individu (l'humanisme, la Réforme) et par l'éclatement du cadre mental au travers duquel on voyait l'univers (Christophe Colomb, Copernic). Suivirent les premiers progrès de la science occidentale, qui devient efficace (Galilée, Newton); puis, avec le siècle des "Lumières", l'affirmation de la prééminence de la "Raison", la revendication de la tolérance et surtout la proclamation de l'idée de progrès, qui promettait des jours meilleurs.
Mais tout cela ne constitue, si l'on peut dire, que la première "vague" de la modernité. A partir du 19ème siècle, avec la "révolution" scientifique, technique et industrielle, vint la multiplication des hommes et des choses, aux conséquences innombrables sur notre manière de vivre. Mutation considérable, comparable sans doute, dans l'histoire de l'humanité, à ce que fut en son temps la "révolution néolithique". Aujourd'hui l'homo "technicus", l'homo "urbanicus" n'a plus grand chose à voir avec cet homo "rusticus", qui était vieux de quelque dix mille ans. Et, il faut le souligner, alors que la modernité dans l'esprit, celle des "temps modernes" (au sens des historiens) ne touchait au fond qu'une minorité, la modernité technique et industrielle, la modernité dans les choses, quand elle s'accomplit, finit, elle, par concerner l'ensemble des hommes.
Si bien , semble-t-il, qu'il nous faut entendre par "modernité" l'ensemble de ces phénomènes culturels et matériels par lesquels, en quatre siècles, notre société s'est trouvée peu à peu transformée et se trouve encore aujourd'hui profondément bouleversée; modernité dans l'esprit, puis modernité dans les choses, qui, parce qu'elle pénètre désormais tous les domaines, atteint maintenant chacun de nous.
Mais, notre siècle l'a montré, la modernité, démentant les espérances placées en elle, ne s'accomplit pas sans douleur. Aussi, aujourd'hui, la modernité est-elle partout remise en question. Certes, la modernité, au moins dans nos pays, et malgré les graves difficultés que tous peuvent connaître, semble pouvoir approcher la réalisation de plusieurs de ses idéaux: amélioration de la condition humaine, liberté, reconnaissance de la valeur égale de tout individu.
Cependant les transformations nées de la modernité, et plus particulièrement de la modernité dans les choses, de la modernité industrielle et technique, n'en finissent pas de remettre en cause les bases de la vie en société et les les fondements de l'idée même de modernité. Aujourd'hui, par exemple, font question le travail, par la place qu'il doit tenir dans la société; le cadre de vie, par les problèmes de l'environnement et surtout ceux de la ville ; la séparation des sphères publique et privée, par la laïcisation de la majeure partie de l'activité humaine etc....

Les racines de la modernité

Le mot moderne apparaît incontestablement - sous sa forme latine: "moderna" - au début du 14ème siècle. On le voit apparaître, dans l'acception que nous lui donnons aujourd'hui (une période proche et qui se prolonge dans le présent, que l'on juge avec une connotation favorable, par rapport à ce qui précède), on le voit apparaître dans ces deux expressions nouvelles que sont la "devotio moderna" et la "via moderna".
D'abord l'expression "devotio moderna". Elle représente un ensemble de pratiques religieuses nouvelles, telle la prière "dans une chambre haute", devant par exemple un petit tableau qui représente une scène de l'histoire biblique. Ce sont effectivement des pratiques récentes, qui expriment une manière plus personnelle et plus mystique de vivre les rapports entre l'homme et Dieu.
Ensuite cette autre expression que l'on trouve vers la même époque (1310 - 1320) dans les universités, dans le monde scolastique, celle de "via moderna". Il s'agit, au coeur des débats théologiques et philosophiques du Moyen-Age et en pleine querelle des universaux, d'une nouvelle famille de pensée, les nominalistes, qui aborde autrement les problèmes philosophico-théologiques, en suivant notamment l'Anglais Guillaume d'Ockham. La "via moderna" s'oppose alors à la "via antiqua" (à noter que les maîtres de Martin Luther appartenaient à la "via moderna").
A ma connaissance ces deux expressions, à peu près contemporaines, marquent l'apparition du mot moderne dans le sens que nous lui donnons aujourd'hui, c'est à dire d'un passé proche dont on se sent solidaire et sur lequel, assez paradoxalement (nous allons voir pourquoi), on pose un regard plûtot favorable. Ce qui, pour l'époque, est totalement nouveau.

Les idées-force de la modernité

1 - La modernité c'est, en premier lieu, l'affirmation de l'individu, à divers plans:
- un être autonome, seul responsable de son destin au regard de toute institution humaine et seul responsable de son rapport à Dieu.
- un être libre dans sa conscience et dans son intelligence, qui n'a pas à se conformer aux directives ou aux injonctions d'une quelconque autorité, libre de ne pas admettre et de critiquer ce qui lui semble inacceptable, selon tel ou tel critère qu'il estime pertinent, notamment le critère de la raison jugée universellement partagée.
- un être libre enfin face au pouvoir, libre au regard de la cité, ayant vocation à participer comme citoyen à la gestion des affaires publiques.
Cette volonté d'émancipation de l'individu, cette conquête de l'autonomie du sujet, marque une rupture certaine avec le passé. Elle est réaction à la pression du groupe social. Pression originelle et quasiment universelle, qui s'est toujours traduite, sous les formes les plus variées, par une organisation sociale assignant à chacun sa place et fournissant de l'ordre social une explication qui s'impose à tous.
Dans cette conquête de la liberté individuelle, il faut souligner la place importante tenue en son temps par la Réforme qui revendiqua la liberté de conscience et l'autonomie du jugement.
2 - La modernité, c'est ensuite, incontestablement, la science devenue efficace, une science capable de donner de la réalité une interprétation qui, à son tour, donne prise sur cette même réalité.
Là est la nouveauté. La science ancienne ne permettait pas, ou très peu, d'agir sur la réalité. Ses domaines d'excellence, les mathématiques et l'astronomie, étaient plutôt hors de l'action. En tant que sciences, la mécanique balbutiait, la chimie et l'optique étaient inexistantes. Les sciences de la nature étaient seulement d'observation et de classement. Les réussites techniques, remarquables en certains domaines, étaient pour la plupart le fruit de l'empirisme. La nouveauté de la science moderne est que, progressivement, elle permit des applications ne découlant pas seulement d'une technique empirique.
Trois traits essentiels, qui sont de nouvelles dispositions d'esprit, caractérisent cette science occidentale naissante. D'abord, l'observation systématique et l'expérience comme sources de réflexion, et non plus seulement la méditation des écrits des anciens, toute opinion antérieure pouvant être remise en cause. Ensuite, le recours à l'abstraction dans les explications fournies, en faisant, s'il le faut, une lecture mathématique du grand livre de l'univers (Galilée). Enfin, le débat et la discussion par la confrontation des expériences. On n'aura garde d'oublier non plus que cette naissance de la science moderne fut accompagnée d'une nouvelle vision de l'univers (Copernic) et du monde terrestre (découvertes géographiques); et qu'elle n'est pas indépendante du progrès pratique des instruments d'observation et de mesure, ni du progrès des mathématiques et, notamment, du calcul.
3 - La modernité ce sera, un peu plus tard, la grande idée du progrès, l'une des idées maîtresses du siècle des "Lumières":
"Aujourd'hui peut être meilleur qu'hier et demain peut être meilleur qu'aujourd'hui".
Cette idée est en opposition complète avec les conceptions anciennes selon lesquelles l'histoire ne serait qu'un éternel recommencement et le monde, par nature, dans un état stationnaire. Pierre Chaunu, dans la conférence d'introduction, l'a souligné: à la racine de cette idée de progrès, il y a dans les esprits un véritable retournement de la notion du temps.
4 - La modernité, encore, se révèlera être une puissante force de laïcisation, en rupture avec une vision du monde qui faisait remonter à la divinité l'explication ultime de toutes choses et plaçait la théologie au sommet de la pyramide des savoirs.
La laïcisation porta d'abord sur le savoir physique. La connaissance scientifique se passa assez vite de la théologie. Mais il en fut ensuite de même des idées sur la société. Droit naturel, contrat social, morale naturelle, le siècle des "Lumières" rejeta tout fondement théologique à l'organisation de la société et considéra cette dernière comme une affaire humaine, qu'il s'agisse du pouvoir ou des rapports entre les hommes, de politique ou de morale. La laïcisation enfin portera sur le futur, en ce sens que l'espérance d'un temps "paradisiaque" finira par être reportée d'un au-delà céleste à un monde terrestre.
5 - Enfin la modernité est une revendication d'universalisme. Par delà les différences de fait qui séparent les hommes des diverses cultures ou nations, il est reconnu que chaque homme, quel qu'il soit, en vaut un autre (cf Rousseau: Discours sur l'inégalité). Cette affirmation, reprise du judéo-christianisme, est au fondement de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1791.

Tels sont les thèmes majeurs, qui, sans doute avec d'autres, émergent, ou ressurgissent, à partir du XVIème siècle. Ils s'imposèrent peu à peu, imprégnant les mentalités et marquant une évidente rupture avec le passé, même s'ils n'étaient pas totalement nouveaux et avaient parfois des racines historiques très anciennes. Autant, d'ailleurs, que chacun de ces divers thèmes, ce qui fait la modernité c'est leur conjonction, en soi entièrement nouvelle.

Les deux phases de la modernité - La seconde modernité

 

Mais la modernité, celle que nous vivons tous aujourd'hui, n'est pas que cela. Elle est beaucoup plus. Elle est la révolution scientifique et technique, qui a changé nos vies et continue de les bouleverser par ses multiples effets. Pour comprendre véritablement ce qu'est la modernité, nous devons donc distinguer en elle deux grandes phases.
La première phase c'est l'émergence, à partir du XVIème siècle, des thèmes majeurs que nous venons de citer. Ils se situent dans le domaine des idées et des mentalités. Dans cette première phase, la modernité concerne donc les choses de l'esprit. Et comme les idées retentissent sur les faits, les idées "modernes" auront un aboutissement, notamment dans la Révolution Française. Les valeurs révolutionnaires (Déclaration des Droits de l'Homme etc..) sont dans le droit-fil de l'esprit des "Lumières". Pour autant, la réalité socio-économique, dans ses profondeurs, n'en subissait pas de bouleversement important.
La deuxième phase de la modernité, c'est la "révolution", ou plutôt la mutation, scientifique, technique et industrielle, partie d'Angleterre à la fin du XVIIIème siècle. Incontestablement, elle est née de la première phase au cours de laquelle elle a longuement mûri. Mais cette seconde modernité est en même temps tout autre chose. Cette mutation fait entrer progressivement la modernité dans les faits; ce n'est plus seulement la modernité dans l'esprit, c'est désormais la modernité dans les choses, c'est-à-dire dans la vie de tous les jours, par la rationalisation progressive de toutes les formes de l'activité humaine et surtout par la multiplication et l'abondance des biens produits. La modernité bouleverse de ce fait la réalité socio-économique. Elle devient universelle dans ses effets. Elle touche chacun de nous, dans son univers mental comme dans sa vie matérielle, dont les conditions sont totalement changées. Au point que certains l'ont comparée (mutatis mutandis) à la grande révolution dite "néolithique" qui, il y a quelque dix mille ans, avait, une première fois, bouleversé la condition humaine. On va jusqu'à parler de "nouvelle civilisation".
Or ce sont bien ces changement de civilisation qui nous préoccupent aujourd'hui. Presque toutes les mises en question qui nous assaillent trouvent leur cause principale dans les transformations scientifiques, techniques et industrielles et leurs conséquences de tous ordres. C'est le cas de la plupart des questions abordées dans ce cycle: le travail, la ville, la situation de la femme, la difficulté d'imaginer un avenir...
Constatation capitale donc: c'est le progrès scientifique et technologique, dans toutes ses applications et dans tous ses effets, qui conduit à s'interroger sur la modernité.

La multiplication des hommes et des choses - La "révolution industrielle"

A la charnière des 18ème et 19ème siècles, la modernité entre donc dans les faits. C'est comme une seconde modernité, qui va produire du jamais vu dans l'histoire de l'humanité.
Partant d'Angleterre, un certain nombre d'innovations vont peu à peu se répandre dans nos pays (outre l'Angleterre, surtout la France, les Pays-Bas, l'Allemagne et les Etats-Unis ..... pour les débuts ....), y déclencher un enchaînement accéléré de progrès techniques et y provoquer des transformations non moins accélérées de la société. Accélération, tel est bien le mot qui convient. Tout est là. On voit les courbes du long terme, celle de la population, celle de la production, pour ne mentionner que les principales, changer d'allure et traduire une croissance toujours plus rapide, sans précédent, qui, vue sur la longue période, apparaît comme continue et irrésistible.
Un essai de résumé
Sur ces sujets, des bibliothèques entières ont été écrites. Nous n'entrerons pas dans les détails. Qu'il suffise de rappeler les têtes de chapitre, dont nous venons d'ailleurs de nommer les premières:
·         la "révolution" de la santé, induite par les progrès de la médecine et des sciences biologiques et aux conséquences démographiques incalculables;
·         la "révolution", ou plutôt les "révolutions" énergétiques successives: charbon, pétrole, électricité, atome;
·         les "révolutions" agricoles, de l'amélioration des façons culturales à l'accroissement prodigieux des rendements, celui de la terre et celui des hommes, sans quoi rien n'aurait été possible;
·         le rétrécissement de l'étendue géographique et l'accroissement des relations et des échanges entre les hommes, par le progrès des transports et le développement des moyens de communiquer;
·         last but not least, l'exécution automatique de certaines opérations de l'esprit et le traitement automatique de l'information, en passe de révolutionner la planète.
De tout cela, que faut-il retenir?
D'abord la continuité. Le terme "révolution" est mal choisi. Dans la réalité, il y a continuité des innovations techniques et du progrès des connaissances pratiques. La société industrielle et technicienne ne s'est pas construite contre mais sur la société dont elle sortait. Les siècles précédents, et tout particulièrement le 18ème, avaient accumulé des réserves de progrès et d'intelligence: croissance démographique, progrès de l'éducation, transmission du savoir par l'écriture à la suite des progrès fulgurants de l'imprimerie, accroissement du nombre des lisants-écrivants, passage à une religion plus cérébrale et individualiste, surtout en milieu protestant, mise en place de structures étatiques plus efficaces; et aussi des progrès techniques comme, par exemple, dans le travail du métal (horlogerie, armement), sans lequel l'essor de la mécanique eût été impensable. Bref tout ce que nous appelons précisément la modernité.
Ensuite la conjonction de la science et de la technique. Quel moteur, à l'orée du 19ème siècle, et dans nos pays, fit prendre une allure accélérée aux courbes du développement? La maîtrise de l'énergie sans doute. Mais, derrière elle, sachons voir le dialogue qui s'établit alors entre science et technique. Pendant des siècles, progrès techniques et connaissances scientifiques avaient suivi séparément leurs chemins. A partir du 19ème siècle, et plus encore de nos jours, la science est l'inspiratrice des techniques ... et réciproquement. Aujourd'hui l'une n'existe pas sans l'autre. Que serait un laboratoire sans ses puissantes machines et sans la connaissance scientifique théorique qui a permis de les concevoir? Cette interpénétration de la science et de la technique fournit comme un terreau fertile à l'innovation qui, depuis toujours, est le moteur efficace de l'histoire.
On comprend par là pourquoi le terme de "révolution" est mal adapté. Ce dont il faut parler, c'est de mutation, c'est la mutation technique, scientifique et industrielle. Et si l'on veut décrire, en terme économique, la caractéristique fondamentale de cette mutation, on ne se trompe pas beaucoup en la résumant comme un accroissement général de la productivité du travail, c'est-à-dire de la quantité de richesses qu'un homme peut produire en une unité de temps, un jour par exemple, ou une heure. Autrement dit, et pour le redire, la multiplication des choses.
L'accroissement certes est inégal: inégal selon les pays, selon les secteurs, selon la nature du travail, selon les produits. Mais, de façon générale, tout concourt à cet accroissement. Il se poursuit bon an mal an et il entraîne, sur le long terme, un accroissement parallèle du pouvoir d'achat. Vers 1800, dans nos pays, la valeur d'un quintal de blé (qui commande le prix du pain) représentait environ 200 heures de salaire de manoeuvre (le SMIC); en 1985, cinquante fois moins, à peine quatre heures. On pourrait multiplier à l'infini de tels exemples, en particulier au sujet des produits manufacturés.

Vers des "valeurs" de la modernité ?

De telles conclusions ne veulent pas dire, bien sûr, qu'il faille revenir sur l'autonomie conquise par le sujet, acquisition fondamentale de la modernité, avec le progrès des sciences. En réalité, ce dont il s'agit, c'est de la dialectique du "Je" et du "Nous". Pierre Chaunu le rappelait dans son introduction: il ne saurait y avoir de société durable sans une égale attention portée au "Je" et au "Nous", au "moi" et à l'"autre".
Revenons au passé le plus lointain. L'émergence de l'homme, on le sait, s'est faite en groupe et la sauvegarde du groupe est une nécessité première et instinctive. Durant des millénaires, que le groupe soit tribu, village, cité, royaume ou empire, son existence a impliqué une pression sociale extrêmement forte, manifestée dans des pouvoirs, étayée sur des croyances et, comme dit plus haut, assignant à chacun sa place définitive dans la collectivité. Contre cette pression du "Nous", le "Je" s'est toujours plus ou moins manifesté. Bien avant notre modernité déjà, on a pu le voir s'affirmer avec force, au moins dans l'hellénisme et dans le judéo-christianisme.
A cet égard, ce qui fait aujourd'hui la spécificité de notre modernité, c'est que l'émancipation de l'individu s'y exprime désormais sous de multiples facettes et à tous les niveaux; et surtout qu'elle s'est conjuguée avec de puissants facteurs d'évolution. En particulier l'individualisme a trouvé dans les progrès matériels de la seconde modernité (et malgré les servitudes collectives que ceux-ci impliquent) les moyens de se réaliser à un degré jamais atteint (Gilles Lipovetsky a parlé d'hyper-individualisme), tant par les moyens disponibles pour chaque individu que par le fait que tout le monde peut en bénéficier. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que la modernité a créé les conditions qui permettent la réalisation de ses idéaux, tout en multipliant par ailleurs les obstacles.
La question paraît donc bien, désormais, de ne pas franchir les limites au delà desquelles le fonctionnement d'une société fondée sur la liberté serait compromis, ce qui, par contre-coup, aurait probablement pour effet d'entraîner finalement la remise en question fondamentale de l'autonomie de l'individu. C'est bien ce qu'ont voulu dire nos intervenants quand ils parlent de reconstruire le lien social, d'associer l'individualisme au principe de responsabilité, de savoir limiter le domaine du marché et de reconnaître l'existence d'une nécessaire sphère non marchande, en un mot d'assigner des règles à l'autonomie et à la liberté de l'individu, c'est-à-dire, finalement, d'affirmer un certain nombre de valeurs.
Mais la réponse n'est pas évidente. Au nom de quoi ces règles ? au nom de quoi ces valeurs ?
Jusqu'à-présent, face à l'individu, le lien social s'était toujours affirmé sous forme de valeurs collectives appuyées elle-mêmes sur un système global de sens, à son tour fondé sur des croyances ou des mythes communément partagés. Or ces derniers se sont effondrés: la modernité, selon l'expression bien connue, a conduit au désenchantement du monde (Max Weber). Les croyances religieuses ne sont plus partagées par tous. Le principe même de l'autonomie du sujet semble s'opposer à l'existence d'un système global de sens, désormais contesté. Les mythes de substitution, fondés sur la Nature, la Vie, la Science ou l'Histoire, n'ont conduit qu'à des impasses (pour ne pas dire plus). Les valeurs, notamment les valeurs collectives, ne peuvent donc plus avoir d'autre fondement qu'elles-mêmes. L'individualisme ne peut plus trouver sa règle morale qu'en lui-même.
En serons-nous capables ? Les "valeurs" peuvent-elles se passer du fondement des croyances ? Comment concilier autonomie du sujet et système global de sens? C'est bien la question fondamentale que nous pose aujourd'hui une modernité que le progrès incessant des connaissances et des techniques pousse en avant de manière irrésistible.



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